top of page

Mangez-le si vous voulez - Jean Teulé

Voilà un moment que j’ai lu ce livre, et ce matin, ma panne d’inspiration a enfin pris fin et je me suis réveillée en me disant : “c’est sur ce livre que je vais écrire !”. Dont acte.

Mes dernières semaines n’ont pas été très propices à l’écriture, mais l’ont été à la réflexion. J’ai commencé un bilan de compétences. Voilà 10 ans cette année que je travaille, et au point où j’en suis rendue aujourd’hui à mon boulot, j’avais le besoin de mettre des mots sur les compétences que j’ai acquises, avoir un regard sur ce qui m’intéresse vraiment, et aussi me bâtir un ou deux projets professionnels “clés en main” pour le jour où je déciderai de partir de ma “maison” professionnelle. Outre une projection sur l’avenir qui me fait du bien, cette démarche m’apporte une vraie bouffée d’oxygène. Mais revenons-en à nos lectures :)

Mangez-le si vous voulez et Je, François Villon m’ont été mis dans les mains par mon beau-frère à l’occasion d’un Noël il y a quelques années. Par manque de documentation, je ne sais pas si le second titre colle réellement à la vie du poète. En revanche, Mangez-le si vous voulez a vocation à dépeindre un événement qui a réellement eu lieu, mais il est considéré comme un roman car son climax (le “mangez-le” sur lequel je reviendrai plus bas) n’a jamais été prouvé.

Plantons donc un décor qui n’est finalement pas si vieux. Nous sommes en août 1870, la guerre contre la Prusse a éclaté. Le gouvernement en place tente d’étouffer, tant bien que mal, les premières déconvenues militaires. Cela a un double effet : les passions nationalistes sont exacerbées et un certain climat paranoïaque règne. Le moindre mot anti-impérialiste fait de son auteur un espion à la solde des prussiens. Ajoutons à cela un contexte de lutte sociale latente entre les paysans et les propriétaires terriens, qui, s’il n’est pas l’élément d’explication majeure du drame de Hautefaye conté dans ce roman relativement court (144 pages en format poche, une bagatelle…), peut lui donner un éclairage supplémentaire.

C’est dans ce climat pas franchement réjouissant qu’a lieu la foire au bétail de Hautefaye, en Dordogne. En bonne manifestation populaire, l’alcool coule à flots et les esprits s’échauffent encore plus vite. Alain de Monéys va devenir la victime collatérale de paroles attribuées à son cousin : “à bas l’empereur et vive la Prusse !”. Le cousin en question prend rapidement la fuite devant la hargne des paysans et c’est donc Alain de Monéys qui, à son arrivée sur la foire, se retrouve face à eux et à leurs piques et leurs fourches.

Les paroles attribuées à son cousin lui sont très vite imputées sans qu’ils puisse faire entendre ses explications. Les premiers coups sont portés.

Alain de Monéys.

Mangez-le si vous voulez relate cet incident ainsi que la torture et la mise à mort affreuse dont De Monéys sera la victime - victime de substitution donc, en lieu et place de son cousin. Menés par quatre de leurs comparses, les villageois vont tenter de le pendre, le rouer de coups, le traîner par les jambes et enfin l’immoler.

La phrase ayant donné son titre au livre est attribuée au maire du village qui, lors du procès, démentira avec force l’avoir jamais prononcée. Dans l’oeuvre de Teulé, De Monéys est victime de cannibalisme puisqu’il est mis “à cuire” et la graisse s’écoulant de son corps, recueillie et mangée.

Ouais, beurk.

Je rappelle que cette dernière partie n’a jamais été prouvée - cependant, fait assez étrange, ont été versées au procès, comme pièces à conviction, deux pierres portant la marque de la graisse de l’infortuné.

Ce qui est décrit dans ce livre est d’une violence inouïe et le style s’y accorde parfaitement. Je ne me suis sentie mal à la lecture d’un livre qu’à un seul moment (un passage de American Psycho). Ça n’a pas été le cas à la lecture de Mangez-le si vous voulez en raison du ton très factuel qui est adopté au début du livre. Il m’a permis de me sentir relativement à l’aise, en tout cas protégée de l’atrocité des faits par un mur de mots clairs, presque neutres. Et là où Teulé est génial, c’est qu’à mesure que la torture se met en place, son ton devient plus dramatique, ponctué de comparaisons, de métaphores, d’hyperboles bien placées, poétiques… La protection tombe. Je suis le nez dans la poussière de ce village de Dordogne, à quelques centimètres d’un supplicié. Sa douleur n’en paraît que plus intense, mais ce n’est pas le seul effet. La brutalité et la bestialité des bourreaux est exacerbée.

Cela place également le lecteur au même niveau que ceux qui ont tenté de sauver Alain De Monéys et qui ont reculé face au nombre et à la férocité des paysans. On devient finalement le spectateur impuissant de ce calvaire, de ce déchaînement de violence, on ne peut plus intervenir. Sociologiquement, c’est l’image de la pression du groupe dominant, qui anéantit les paroles ou actes déviants, poussée à son paroxysme. Je me suis sentie pleutre, réduite au silence par une horde de mes semblables dans un état tellement improbable qu’il paraît presque second. Ils sont devenus méconnaissables. Ils se fondent tous dans le même visage de la violence sans raison.

Le roman se conclut sur le procès des principaux protagonistes, leur sentence, et une dernière petite envolée poétique, indiquant clairement, à mes yeux, qu’il s’agit réellement d’un roman.

Je reste très marquée par Mangez-le si vous voulez. Selon moi, il donne des clés de lecture intéressantes sur le comportement humain. Les personnes décrites vivent habituellement dans une certaine harmonie. Celle-ci est mise à mal par des éléments extérieurs à l’humain proprement dit : le concept de richesse et son partage, la politique, l’alcool. On pourrait donc en déduire que, comme le dit Rousseau, l’humain est bon mais perverti par la société. Cependant, on peut aussi réfléchir différemment : c’est par le mouvement du groupe que De Monéys a été mis à mort. Jusqu’où est-on donc soumis à la pression du groupe ? A partir de quel moment le consentement libre (si tant est qu’il existe) se transforme-t-il en soumission aveugle ? L’individu est-il donc capable de se constituer en société sans s’entretuer systématiquement ? Si on élargit le point de vue, l’argument se tient. Finalement, à partir de combien d’individus dans un groupe ne sommes-nous plus capables de coexister pacifiquement ? Vastes débats ! Vous avez quatre heures, je reviens ramasser les copies tout à l’heure ;)

Tag Cloud
Pas encore de mots-clés.
bottom of page